Tragedia Endogonidia P. #06
Je vais trahir mon ignorance mais ce fut une œuvre de Romeo
Castellucci qui a bouleversé ma conception de la chorégraphie. C’était en 2002
ou en 2003. J’étais de passage à Paris. En tournée. Des amis m’avaient déniché
un billet en me disant que je devais à tout prix vivre l’expérience de ce
spectacle. C’était avant que Romeo Castellucci ne soit Romeo Castellucci. Avant
qu’il ne soit abonné au FTA. C’était aussi avant que j’aie des ambitions de
création. Je n’avais jamais entendu son nom auparavant. Et je pensais que
j’allais voir un spectacle de danse. Alors j’ai appréhendé son théâtre comme
s’il s’agissait de danse. Ce que finalement son œuvre est devenue pour moi.
Essentiellement. Un théâtre de corps, à tout le moins.
TRAGEDIA ENDOGONIDIA: P.#06 PARISRomeo Castellucci, Socìetas Raffaello Sanzi
© Dr. Luca Del Pia
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Il y avait là des animaux, du sang, des électroménagers. Des
voitures qui tombent du ciel. Des drapeaux percutants les murs. Des scènes
bibliques, mystiques, cosmiques. Un
dragon chinois violant une vieille dame. Un personnage politique, De Gaulle, je
crois. Une flaque d’eau au sol et le reflet du soleil nous aveuglant. Il y
avait surtout des corps décharnés, presque nus. Ou alors comiquement costumés.
Des corps victimes. Des corps bourreaux. Des corps immobiles surtout. Et jamais
je n’ai espéré qu’ils se mettent à danser.
Ce qui a fait image pour moi dans ce spectacle c’est surtout le temps.
Le temps qui passe. Le silence. Le vide. L’attente. Et étrangement, on arrivait
à y voir du sensationnel, du spectaculaire, du stupéfiant… Stupéfiant… Comme un
narcotique. Quelque chose qui altère le réel, qui nous fait voyager en dehors
de nous-mêmes et qui étonnamment, dit quelque chose du plus profond de
notre être.
Si je me rappelle bien, il me semble que les corps
portaient en eux un potentiel de sublime et de danger. Tout était concentré
dans ce qu’ils pouvaient faire mais ne faisaient pas. Il y avait un ensemble de
musiciens classiques bordant la scène. Après presqu’une heure à les attendre
sans les entendre, ils se sont levés avec fracas et ont quitté le théâtre. Il y
avait cette vieille dame qui massait ses seins pour faire venir le lait. Après
un temps insoutenable à espérer, rien n’est venu. Il y avait la figure de
Jésus face au public, nous regardant, stoïque. Et là encore, rien n’est arrivé.
Les attentes toujours déjouées. Les corps inhibés. Les plans contrecarrés. Les
élans empêchés. Les histoires entravées. Et pourtant, une démesure.
Après Tragedia, rien n’a plus été pareil. Je n’ai
plus jamais regardé une œuvre comme avant. J’ai toujours été à la recherche de
ce fix-là. Et j’ai gardé secret mon amour pour Castellucci très longtemps. J’ai
été déçue quand il est devenu populaire ici. Je ne voulais pas le partager.
J’avais l’impression que mon expérience de lui devenait dorénavant vulgaire et
quelconque.
Avec ce spectacle, il avait réussi à me faire
parcourir une pensée complexe, mais sans les mots.
Je continue toujours d’espérer moi aussi y
arriver. À cela. La pensée complexe, mais sans les mots.
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