mardi 13 mars 2018

Si j'accepte de me laisser déplacer | par Karine Ledoyen

Mes premiers spectacles de danse ont définitivement été les plus marquants. J’étais alors profane et assoiffée, du haut de mes 18 ans, de toutes nouvelles sensations fortes. Comme un enfant qui vit pour la première fois une émotion, elle sera extrême. Ensuite, il va apprendre à la reconnaître et à l’apprivoiser.

Danse de nuit - chorég. : Karine Ledoyen
Danseurs : Odile-Amélie Peters et Fabien Piché
Production Danse K par K © 2016
Je me souviens de cette sensation où j’ai eu accès, pour la première fois de ma vie, à un monde où je pouvais faire mon propre assemblage intime et personnel face à ce qui se déroulait sous mes yeux. Les codes et les clés c’est moi qui les trouvais. Personne pour me dire comment penser.

Mon esprit s’attachait comme une liane à mon corps, assise sur le bout de mon siège, je me projetais dans ce que je voyais. Je ressentais la légèreté ou la pesanteur du danseur, j’appréciais la trace des mouvements dans la lumière, j’aimais le silence où le souffle du danseur et le mien se géminaient, j’aimais l’attente, l’impromptu de l’émotion dans ma poitrine et surtout la fascination à ne pas l’expliquer.

Aujourd’hui, je reconnais cet état lorsque j’entends un spectateur parler après la représentation et qu’il décrit combien il a été touché ou troublé.

Avec le temps, ma grille d'analyse s’est complexifiée. Je m’embourbe dans mes propres réflexions. Je me positionne par rapport à mon travail et mes préoccupations artistiques. Il m’est impossible de retrouver cet état brut pour recevoir un spectacle de danse. C’est désormais un privilège d’avoir accès à la scène, de côtoyer l’intelligence et la sensibilité de mes pairs, danseurs, collaborateurs, d’essayer de saisir la scène et ses rouages et de pousser ses limites. 

Karine Ledoyen dans La Nobody (offta 2011)
(créé avec Mélanie Demers)
© David Cannon
Fébrile, heureuse, pressée, fâchée, fatiguée, troublée, anxieuse, jalouse… L’œuvre devant moi me parle de moi. Est-ce que je connais les interprètes sur scène? Mon appréciation de l’œuvre en sera-t-elle affectée ? Est-ce que je suis envieuse de ce que je vois, ou du budget de la production, ou de la « popularité » du projet ? Des milliers de questions s’accumulent dès mon entrée en salle et conditionnent mon regard critique et mon appréciation.

Mon désir d’aller voir et revoir la danse réside dans le rôle majeur que l’art joue dans ma vie. Les spectacles me marquent si j’accepte de me laisser déplacer.

En tant que spectatrice professionnelle, je sais anticiper, reconnaître les types de gestuelle, comprendre les ruptures, les bascules, comprendre le concept, analyser l’ensemble... Je dois alors me déprogrammer pour recevoir un spectacle de manière brute. Être en présence d’un objet artistique dont je ne reconnais aucun code, qui teste mes limites de spectatrice tout en m’offrant assez de signes pour me faire travailler et idéalement se prolonger dans les heures et les jours qui suivront. Je veux participer à l’œuvre, la faire naître et la sublimer.
Karine Ledoyen
Québec, juin 2017
(retouchée entre Québec et Montréal en novembre 2017)


Découvrir d'autres Regards sur la danse :
Le vertige d'un Tête-à-Tête | par Sophie Corriveau
Jamais je n’ai espéré qu’ils se mettent à danser
| par Mélanie Demers
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 Plonger dedans | par Dena Davida
Des yeux qui transpercent l’espace | par Marie Mougeolle
I’m sure you are looking at us | par Katya Montaignac
Cogitations sur le travail du danseur | par Brice Noeser
Danser la nymphe | entrevue avec Enora Rivière

Être punk en danse contemporaine | par Sylvain Verstricht
À deux doigts de la mort | par Claudia Chan Tak
Regarder la danse | entrevue avec Robert St-Amour

lundi 5 février 2018

Résister | réflexions en partage...

« Résister », qu’est-ce que ça signifie ?
La danse représente-t-elle un outil de résistance ?
(Réflexions partagées lors de l’atelier du 2 février 2018 avec Zab Maboungou)


« La résistance n’est pas une posture intellectuelle
mais un fait de vie » (Zab Maboungou)

Regards critiques sur la danse avec Katya Montaignac
© Karla Etienne
Perdurer ? Pas forcément...
Plutôt : Agir. Être dans l'action.
...en même temps, peut-être qu'au fond résister signifie davantage ÊTRE À L'ÉCOUTE.

La danse représente un outil de résistance à travers son immanence et son côté insaisissable.
Katya M.

Être dans le moment présent et le manifester
(to manifest)

La danse permet de redéfinir le temps
et prendre le temps
et faire du temps…

Mythra Rabel

To confront the power among us that attempts to have us conform to a will that goes against what elevate us. To dance is to create and to live outside the norms that society imposes upon us.

Roger Sinha
Ça veut dire PERSISTER, PERDURER et aller AU-DELÀ DE L’ÉVIDENT.
Résister c’est SE TRANSFORMER.
Choisir la danse est un ACTE DE RÉSISTANCE.
C’est choisir le « pas facile ».
Pour me connaître et me reconnaître.

Ariana Pirela Sanchez

« L’ancrage est une forme d’éthique » (Zab Maboungou)
Regards critiques sur la danse avec Katya Montaignac
© Karla Etienne
C’est s’accepter, assumer sa vision, ses désirs, parfois en opposition à d’autres valeurs, à d’autres points de vue. C’est ne pas accepter les normes comme des faits. C’est s’actualiser, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est se réinventer! C’est s’aborder !

La danse est pour moi un outil de résistance à l’immobilisme. C’est une résistance à la rigidité du corps social. C’est une libération personnelle, une expression de soi, c’est accepter mon corps, mon expression par le corps, une façon de vivre autrement le monde, de l’expérimenter.

Par la danse, je sens que je fuis une certaine norme pour trouver la mienne, pour m’inventer, pour m’aborder.
Georges-Nicolas Tremblay

Ça pourrait être s’opposer. La question est de savoir : s’opposer à quoi ? Aux pouvoirs en place, à la croissance à tout prix, à l’essoufflement des corps et des esprits ?

Ne rien faire, est-ce résister ?
Désobéir / ressentir / persévérer / découvrir/ essayer
Résister, est-ce dire oui ou est-ce dire non ?

Choisir la danse, c’est déjà résister.
C’est dire oui aux émotions, au corps, aux questionnements.
Dire non à la facilité.
Danser, résister. Une minute de danse par jour
Nadia Vadori-Gauthier, Editions Textuel
Coralie Muroni

Être en relation à l’autre.
Se positionner en soi et faire ou sentir faire partie d’un ensemble.

Dans une société occidentale / de consommation, la danse résiste aux exigence de marché.
Dans un univers bouleversé par les oppressions, c’est une résistance comme un appel à la liberté.
Dans un cercle fermé de personnes (famille ou « famille choisie »), c’est un vivre ensemble mis en action.
Ornella Calisti

Se mettre en état d’éveil – de doute.
Remettre en question, ou se reconnecter avec soi, son ressenti.
Éviter de sombrer dans les conformismes (sociaux, artistiques, politiques, etc.)

La danse représente un outil de résistance en changeant, déplaçant notre regard, nos perceptions sur le quotidien et le monde.

Frédérique Doyon


Le site de Nadia Vadori-Gauthier : http://www.uneminutededanseparjour.com/

jeudi 25 janvier 2018

Résister | Dialogue avec Zab Maboungou

« Il y a, dans tout acte de création, quelque chose qui résiste et s’oppose » (Deleuze)

La danse résiste-t-elle encore ? Résister à quoi ? À qui ? Résister comment ?
Être artiste aujourd’hui, est-ce déjà en soi un acte de résistance ?
 
Parler à Zab, c’est comme rencontrer Socrate.
Elle t’écoute en souriant.
Puis, en une question, elle a l’art de te faire douter.

« La danse est une manière de poser des questions et d’y répondre »

De formation philosophique, elle a la dialectique dans le corps. Depuis toujours, la danse représente pour elle « une manière de poser des questions et d’y répondre ».

« Quand je pense, je me sens en mouvement, et quand je bouge, je me sens en train de penser »

À travers son œuvre et son implication dans le milieu, Zab incarne une figure qui, dans le paysage chorégraphique québécois, résiste depuis plus de 30 ans aux stéréotypes et à la facilité.

« Explorer, c’est se mettre en question »
Danseuse, philosophe, chorégraphe, enseignante, auteure, mentor, son travail et son engagement à la fois artistique et politique témoigne de sa pugnacité.

Tout en assumant le prisme de l’afro-descendance, son œuvre tend à libérer la danse dite « africaine » de ses stéréotypes (néo)coloniaux en s’inscrivant radicalement dans la complexité de sa contemporanéité. L’auteure et chercheure américaine Ann Cooper Albright (Choregraphing Difference, 1997) a souligné à ce titre son « identité performative », en mouvement constant, notamment à travers sa relation dialectique avec la musique.


Gestes Délibérés
: Zab Maboungou/Compagnie Danse Nyata Nyata.

« À 12 ans, j’ai décidé que la danse serait mon arme »
Outre sa compagnie de création Nyata Nyata et le studio du même nom, Zab Maboungou a fondé le Programme d’Entraînement et de Formation Artistique et Professionnel en Danse (PEFAPDA), un programme de formation pluridisciplinaire et pluriculturel de l’art de la danse et de la musique. Son enseignement est basé sur les « rythmicultures » héritées des traditions africaines et la technique Rypada (rythmes, postures et alignement pour la danse) qu’elle a conçue entre autres autour du souffle.

« Entrer sur scène, c’est tout sauf anodin »
Elle a publié en 2005 un ouvrage intitulé Heya Danse ! Poétique, didactique et historique de la danse africaine : « L’Afrique, continent des ancêtres, est devenu le continent du retour. C’est ce dont semble témoigner cet art de la danse, cet art venu d’Afrique, qui rayonne aujourd’hui un peu partout dans le monde. La danse d’Afrique est, ainsi, glorieuse et ancienne mais elle est aussi indéniablement marquée du sceau de la modernité ; dégagée de son contexte ethnique traditionnel par le simple fait d’être "mise en scène" puis "enseignée", la danse africaine a intégré le champ moderne de la confrontation interethnique. »

Après avoir mené le combat d’une vie pour la reconnaissance et l’inclusion de la pluralité des pratiques, la chorégraphe signait en septembre 2017 un texte cinglant où elle dénonce le manque flagrant de « diversité culturelle » dans un pays pourtant paradoxalement fondé sur le multiculturalisme. La créatrice y pointe au contraire « l’oblitération de l’autre » dans un « déni bienveillant » et nous invite à repenser urgemment le processus d’encadrement de cette "diversité", à commencer par son système éducatif et la réelle représentativité des cultures (et expertises) concernées.

RÉSISTER
Atelier proposé par Katya Montaignac en dialogue avec Zab Maboungou
Vendredi 2 février 2018 au studio Nyata Nyata (4374, Bd St-Laurent - coin Marie-Anne - 2e étage)
de 9h30 à 12h30
(Possibilité d'assister à des séances à la carte)
Détails et informations

À lire : Résister | Réflexions en partage
(traces de l'atelier Regards critiques sur la danse avec Zab Maboungou)

Liens :
Chorégraphe et philosophe en mouvement perpétuel, André Lavoie, Le Devoir, 28 mars 2015
Philosophie et danse au rythme de Zab Maboungou, Alain Lallier, Portail du réseau collégial, 14 octobre 2013
Zab Maboungou, un sacré souffle, Zora Aït el-Machkouri, mars 2014, jeuneafrique.com
Choreographing Difference : Ann Cooper Albright, 1997.
La diversité culturelle ou l’orchestration de l’insensibilité à l’autre, Échos du milieu, site du RQD, septembre 2017. [traduit en anglais dans The Dance Current]
L’art de l’improvisation dans la danse africaine, Zab Maboungou, Revue noire, juin-juillet-août 1997.
The body and Indentity in Contemporary Dance, Choreographing Difference, Ann Cooper Albright, 1997.

mercredi 17 janvier 2018

Je me souviens... | par Philip Szporer

La danse dans la culture populaire...
Comment la danse entre dans notre quotidien ?
Quels sont nos premiers souvenirs de danse ?

En prévision de notre prochaine séance, Philip Szporer, qui en sera l'invité, s’est prêté à l’exercice :

"I would say that music more than dance was present in our home. My mother's side of the family was steeped in music – my grandfather was a cantor from time to time, my aunt sang, my mother played the piano. That was the norm. Dancing was not really very present.

If I think back to my childhood (I was born and raised in Montréal), it's only when we met for big family events and celebrations that people started to dance – mainly Jewish folk-type dances.

Membres du New Dance Group
Improvisation, 1932
(New Dance Group Collection, Library of Congress)
What’s interesting is that there was a political and socialist edge to the family, and I remember all kinds of discussions about labour unions, and some relatives talking about work-based dance and recalling the Workers Dance League and the New Dance Group of the '30s and' 40s (both based in New York). That got people’s minds and feet moving!"

« La musique plus que la danse était présente chez nous. La famille de ma mère était imprégnée de musique – mon grand-père était cantor de temps à autre, ma tante chantait, ma mère jouait du piano. Chez nous, c'était la norme.

Si je repense à mon enfance (je suis né et j'ai grandi à Montréal), ce n’est que lorsque nous nous réunissions pour de grandes occasions familiales que les gens se mettaient à danser – principalement des danses folkloriques juives.

Ce qui était particulièrement intéressant, c'était le côté politique et socialiste de ma famille. Je me souviens de discussions sur les syndicats et certains proches parlaient de danses basées sur le travail, la Workers Dance League et le New Dance Group dans les années 30 et 40 (tous deux basés à New York). Cela a fait bouger les esprits et les pieds des gens ! »

À propos du New Dance Group :
un essai de Victoria Phillips
et un ouvrage en français (de la même auteure)
Dance is a weapon (Cnd, 2008)

DANSE ET CULTURE POP
Atelier proposé par Katya Montaignac en dialogue avec Philip Szporer
vendredi 16 février 2018 à l'Espace Sans Luxe
1838 Rue Amherst
de 9h30 à 12h30
(Possibilité d'assister à des séances à la carte)

À travers un survol historique, Philip Szporer analysera comment le corps dansant est représenté dans la culture populaire, en particulier au cinéma et dans l’imagerie publicitaire. Nous nous interrogerons également sur l'incidence de la culture populaire dans la création chorégraphique contemporaine, sur son pouvoir de séduction ainsi que sur son potentiel de déconstruction. Il s'agira alors de questionner les patterns, symptômes et enjeux qui en découlent.

Emmanuel Gat : Sacre (2004)
pièce récompensée en 2006 par un Bessie Award


Philip Szporer © Christopher Duggan
Philip Szporer est engagé, depuis plus de 30 ans, dans l’univers de la danse canadienne. Il enseigne au département de danse contemporaine de l’Université Concordia. Philip est également un chercheur invité au Jacob’s Pillow Dance Festival. En 2001, Philip a cofondé avec Marlene Millar la compagnie de production cinématographique sur l’art, Mouvement Perpétuel. Ensemble, ils ont coréalisé et produit de nombreux documentaires et courts-métrages sur la danse, dont la série CRU mettant en lumière les artistes de la culture de la danse urbaine à Montréal [cf. Atelier #1]. Pendant plus de 20 ans, Philip fut journaliste pour CBC Radio et chroniqueur pour l’émission radio "Aux arts, etc." de Radio-Canada, ainsi que correspondant pour The World (BBC/WGBH-Boston). Ses écrits sur la danse furent publiés, entre autres, dans Hour, The Dance Current, Ballettanz, Tanz et Dance Magazine. Philip offre aussi des ateliers d’écriture et donne des conférences à travers le Canada, aux États-Unis, et en Europe.

Consultez les articles de Philip Szporer dans The Dance Current

mercredi 22 novembre 2017

Laisser faire, se déposer, s’abandonner... | Percevoir la danse

Jeux de perception : Écrire à l'infinitif...
(atelier d'écriture issu d'un extrait d'Enfant de Boris Charmatz)


Manipuler des corps comme des pantins,
les renverser, les secouer, dans un univers sombre et mécanisé.
Asservir l’enfant aux besoins de l’adulte, le rendre docile.
Produire un mouvement factice.
Abandonner son poids à l’autre.
Abandonner sa vie à l’autre.
 
Ornella Calisti
 
Laisser faire, se déposer, s’abandonner
Mais ne pas lâcher
Bercer, se faire bercer, se faire balader
Manipuler l’inanimé, l’endormi et révéler une inconscience, une naïveté 
Puis une ambiguïté, l’émergence d’un pouvoir, d’un abus de pouvoir face à la vulnérabilité, la fragilité.

Anne-Flore de Rochambeau

Enfant créé en 2011 pour la cour d'honneur du Palais des Papes à Avignon
© Boris Brussey

Être adulte, être enfant.
Être moteur d’actions et en recevoir les effets, immobile.
Des corps à transporter, déplacer, utiliser puis déposer, ici et là dans l’espace,
peut-être sur un autre tas de corps.
Être de noir vêtu.
Produire un son mécanique par la machine immense, ouverte vers le public,
à la manière d’une rampe de skatepark. 
Puis, un ralentissement du bruit, du rythme machinal.
La danse, toujours en vie, en construction.
Simplicité du mouvement - pousser, manipuler, écraser, tomber -
pour permettre l’éloquence inhérente à la relation enfant-adulte. 

Élise Boileau

Accompagner la vie et la mort.
Bercer l’enfant.
Prendre des photos. 
Rouler/S’abandonner.
Noircir la vie à travers des machines.
Refléter l’actualité. 

Ariana Pirela Sánchez




Bouger sans bouger
Rouler et s'enrouler
Transporter des corps à la chaîne
Manipuler des corps
Porter attention à la besogne
S'abandonner parfois

Izabella Marengo

... la machine ON

courir en noir, arrêter, changer de niveau...
les petits, les grands...

avancer, rouler par terre, secouer leurs corps...
former des couples, un petit et un grand

les enfants...

...marcher, marcher, ralentir le rythme... ralentir le rythme... ralentir le rythme...........
inévitable la mort.
Ana Espinosa

jeudi 19 octobre 2017

Au bout de tes doigts et de ton regard | Verbaliser l'expérience sensible

Jeux de perceptions : Écrire à la deuxième personne du singulier
(atelier d'écriture issu d'un extrait de DATA de Manuel Roque)

Tu disparais dans la géométrie de ton corps.
Tes contorsions remettent en question ce que je vois.
Dans le reflet de la forme argentée qui t'accompagne, tu isoles chacune de tes articulations.
Soutenu par une musique classique grandiose, tu quittes le statut d'humain et par tes déformations devient surhumain.

DATA (2014) | Manuel Roque | © Marilène Bastien
Tu commences en grand. Tonitruant
Tu avances, serpent, qui charme et envoûte
Tu cries muet, l'effroi, la douleur, l'indicible
Tu pavanes, fais le beau, le paon, la roue
Tes bras oscillent dans le vent, dans les vagues
Tu as mal, luttes et n'avances plus
Tu harmonises le chaos, tentes de calmer la bête
Tu es un sorcier. Le bout de tes doigts dompte l'univers.

DATA (2014) | Manuel Roque | © Marilène Bastien

Tu te déplaces avec tout ton corps, péniblement
Tu cries à la souffrance, à l'injustice
Tu t’intériorises, tu te désarticules
Tu combats tes démons intérieurs
Tu te questionnes et questionnes l'univers
Tu te laisses traverser par les vagues
DATA (2014) | Manuel Roque © Marilène Bastien
Tu grimpes dans les sommets, dans les douleurs, peut-être vers la rédemption. 
Tu es vainqueur.
Tu es grand.
Tu cries.
Tu hésites. Tu vacilles.
Tu t'envoles. Et tu tombes presque.
Mais non. Tu te tiens toujours debout.
Tu ondules avec sérénité et puissance.
Tu nous emmènes le long de tes vertèbres.
Au creux de ton ventre.
Au bout de tes doigts et de ton regard.
Pour partager tes émotions.
Ta respiration.
Vainqueur. Mais pas supérieur.
Tu nous appelles.
Tu nous accueilles.



Tu doutes
Tu confonds
Tu cherches
Tu jouis de ton corps
Tu te libères
Tu es la matière de ta sculpture
Tu sculptes l'angoisse et tu te moules dans la sueur que tu respires petit à petit.

Traces issues d'un atelier d'écriture suite au visionnement d'un extrait de DATA (chorégraphié et interprété par Manuel Roque) dans le cadre de la formation Regards critiques sur la danse.

Merci aux participants et à leurs plumes : Elise Boileau, Ornella Calisti, Ana Espinosa, Victoire Faure, Emmanuel Jouthe, Julie Delorme, Izabella Marengo, Claire Olivier, Anne-Flore de Rochambeau, Ariana Pirela Sanchez

mercredi 20 septembre 2017

Plonger dedans | par Dena Davida

In side (2003)
Danseurs : Jason Diggins et
Élizabeth Emberly
Chaque création de Stéphane Gladyszewski m’étonne. Mais c’est In side et Aura (un diptyque créé en 2003 et 2005) qui continue de me hanter au fil des années, probablement parce que ce fut ma toute première expérience avec la force de ses visions quasi hypnotiques. Cet artiste visuel et chorégraphique est un alchimiste de la matière numérique qui sait transformer la nature même d’un corps.

Dans l’espace étroit et intime de l’ancien Tangente sur Cherrier, deux êtres (un homme et une femme) ondulent, se caressent, se tordent, se tournent, se bousculent, chutent, rampent... Ils forment des images furtives et oniriques qui se succèdent dans un rythme stroboscopique. La succession des figures et l’environnement sonore coupent le souffle, deviennent hyper stimulants pour l’œil comme pour l’oreille.

Je suis déstabilisée et perds l’équilibre en raison de la perte de repères dans l’espace, mais heureusement je me trouve bien assise dans mon siège dans le noir. Il y a littéralement une dissolution de la frontière entre la deuxième et la troisième dimension, c’est-à-dire entre l’image réelle et projetée, qui se fondent l’une dans l’autre. J’ai la sensation de plonger dedans.



Ces corps nus sont à la fois allégoriques, poétiques, sensuels, sexués. (Une sculpture en bois de grandeur nature d’une colonne vertébrale humaine apparaît) Quelle matière malléable, ce corps humain ! La surface de la peau est écran et canevas, recevant lumières et substances liquides. Il y a une saturation des couleurs et des textures dans cette fusion de corps mouvementés, matériaux et lumières.

Une panoplie d'images épiques émerge dans ma conscience : la naissance de l’humanité, la fin du monde, la dissolution du corps humain... La puissance évocatrice de cette proposition esthétique me semble immense. Je demeure étonnée par le pouvoir de la danse.


Dena Davida © Nathalie St-Pierre
Dena Davida est cofondatrice, directrice artistique et présentement commissaire (de 1980 à aujourd'hui) de Tangente, la première salle de spectacle consacrée à la danse professionnelle au Québec.  Elle était également co-fondatrice et co-programmatrice du Festival international de nouvelle danse du 1985 au 2001, où elle a élaboré des projets de développement et de médiation culturelle. Docteure en Études et pratiques des arts à l'UQAM (2006), elle a proposé dans sa thèse une ethnographie d’un événement de « nouvelle danse » montréalais par le biais d’une étude de cas d’O Vertigo danse. Sensible au développement et à la professionnalisation du milieu artistique, et principalement du métier de la direction artistique au sein des organismes de diffusion, elle a cofondé en 2012 l'organisme La communauté internationale des commissaires des arts de la scène, aux côtés de Dominique Fontaine et de Jane Gabriels.
Pour plus d'informations sur Dena Davida, consultez son blogue.

dimanche 27 août 2017

À deux doigts de la mort | par Claudia Chan Tak

Noir.

Une voix d’homme s’élève, parfaitement grave.
Une voix qui donne des frissons à chaque mot prononcé.
Une voix tellement belle qu’on ne peut que s’offrir entièrement à elle.
Une voix qui me rappelle les plus beaux documentaires, ceux qui nous font voyager, qui nous bouleversent, qui nous émerveillent et qui nous promettent les plus belles images et les plus belles histoires.

Cette voix me promettait de me raconter la mort comme jamais avant.

Cold Blood, de Michèle Anne de Mey, Jaco Van Dormael et leurs collaborateurs, a transporté toute la salle vers l’au-delà...


À l’aide de doigts, d’un écran et d’innombrables maquettes, ce ballet cinématographique raconte avec poésie et une touche d’ironie sept morts magnifiquement tragiques qui m’ont toutes donné envie de mourir avec panache. Avec cette pièce, la mort avait soudainement quelque chose de beau, de tendre et de doux.

À l’écran défilaient des images somptueuses où tout était calculé à la perfection : le cadrage, les éclairages, les actions des danseurs, les mouvements de la caméra, les couleurs, les effets spéciaux, le tout s’emboîtant comme un jeu de Tétris.

Quant à la scène, nous avions droit à toute la mécanique du film en voyant en pleine action des silhouettes sombres s’agiter avec discrétion et dont chacune des tâches semblait calculée à la seconde et au centimètre près. La complexité des images réalisées grâce à des constructions et des actions simples mais ingénieuses était surprenante. Avoir droit au film comme au making-of rendait mon expérience de spectatrice encore plus impressionnante.

Cold Blood de Michèle Anne De Mey, Jaco Van Dormael
et le collectif Kiss & Cry sur des textes de Thomas Gunzig

© Julien Lambert
J’ai vu des doigts mimer des êtres humains, mais aussi des doigts jouer des doigts ; des doigts danser ; des doigts caresser ; des doigts devant la caméra ; des doigts derrière la caméra et même des doigts qui se multiplient à l’écran pour devenir un effet visuel abstrait et hypnotisant.

Ce soir-là, c’est peut-être une certaine appréhension de l’ennui qui finalement m’a poussée à l’émerveillement, à la surprise et au plaisir de savourer chacune des minutes et des petits détails de Cold Blood. Cette pièce m’a redonné espoir envers la légitimité de la rencontre des disciplines et de la présence des nouvelles technologies sur scène. La qualité et la profondeur de cette rencontre entre le cinéma et la danse a ravivé et encouragé ma propre envie et ma propre foi envers l’interdisciplinarité.

Claudia Chan Tak ©Julie Artacho
Claudia Chan Tak est une artiste pluridisciplinaire formée en arts visuels et en danse contemporaine. Elle gradue avec distinction de l’Université Concordia en Intermedia/CyberArts, Department of Studio Arts en 2009. Trois ans plus tard, elle reçoit la bourse d’excellence William Douglas pour son baccalauréat en danse contemporaine à l’Université du Québec à Montréal. Elle y termine en 2017 un mémoire-création qui questionne les liens entre film documentaire et danse contemporaine. Le solo autobiographique qui en résulte, Moi, petite Malgache-Chinoise a été présenté au MAI (Montréal, arts interculturels) en décembre dernier. Ses autres créations ont été vues sur plusieurs scènes, entre autres celles du OFFTA, Tangente, Zone Homa, Short&Sweet, La Petite scène et Edgy Women. Elle danse et signe la chorégraphie pour plusieurs projets cinématographiques qui ont été récompensés à travers le monde, dont Petit Frère de Rémi St-Michel qui a fait partie de la sélection officielle du Festival de Cannes en 2014. Son premier court-métrage La Buvette des carnivores reçoit le prix de la Cinémathèque québécoise pour la meilleure réalisation lors du Festival Quartiers Danses en 2015 alors que son deuxième, intitulé Norma, a fait partie de la sélection officielle du Festival International de Films sur l’Art en 2016.

Claudia a notamment réalisé le dernier clip du RQD : 

mardi 23 mai 2017

I’m sure you are looking at us | par Katya Montaignac

N.B. : Il n'existe aucune image des adolescents mis en scène dans Shirtologie.
Ici, une version amateure de Show must go on recréée à Düsseldorf en 2014
crédit photo : Andreas Endermann
Il y a 20 ans.
Juin 1997. Ménagerie de verre (Paris).
Shirtologie met en scène 16 adolescents.

Une jeune-fille entre sur le plateau.
Elle s’arrête face au public et l’observe.
Ses yeux sont mobiles, on la sent nerveuse.
Cheveux teints en roux avec des mèches blondes, coupés court d’un côté et long de l’autre. Elle porte deux colliers ras du cou et un piercing sur le nez. Trois jeunes-filles la rejoignent sur scène avec des t-shirts aux messages soulignant leur sexualité juvénile : un « X », la mention « just 17 » sur un top découvrant le nombril, l’inscription « 2-lips » avec des lèvres dessinées sur le « i ».

Au total, ils seront 16 ou 18 adolescents réunis sur scène. Debout, silencieux et impassible, ils s’offrent au regard du public. Rien n’est « neutre » dans leur posture marquée par les signes de l’adolescence. T-shirts stretch ou trop grands flottant entre deux âges. Malgré les signes distinctifs (coiffure, accessoires, bijoux…) qui les individualisent, ils se noient dans une relative conformité vestimentaire caractéristique d’une tribalité occidentale.

L’attente dure au point de susciter un malaise. Puis, l’un des interprètes retire un t-shirt pour en faire apparaître un autre qui mentionne : I’m sure you are looking at us, renvoyant le spectateur à son état de voyeur.

Frédéric Seguette dans Shirtologie (1997)
Jérôme Bel | Crédit photo : Herman Sorgeloos
La présence des adolescents a suscité chez moi un sentiment ambivalent mêlant fascination et malaise. Ce qui me trouble avant tout, c’est leur vulnérabilité – perceptible à travers des signes de nervosité et de timidité tels que les tremblements (contrairement au danseur professionnel qui neutralise ses affects). Bien que soulevant une question éthique concernant l’instrumentalisation des sujets ainsi « mis à nu », cette mise en scène des adolescents échappe au contrôle du chorégraphe par l’imprévisibilité de leurs émotions qui perturbent constamment le spectacle (tout en le fondant).

Ce que j’en retiens est bien loin de l’absence de danse à laquelle on l'a longtemps confiné : une pseudo « non-danse » (terminologie contestée par de nombreux artistes et théoriciens) conceptuelle, froide et axée sur l’intellect. Ce que j’en retiens, c’est même paradoxalement tout l’inverse : une vive émotion. La sensation troublante de toucher à la fois à l’humain et à une certaine forme de réalité, et à son pendant : le spectacle, à son rituel et à sa magie, à travers ce que j’appelle « une dramaturgie du vivant ».

Cette œuvre constitue un point de non-retour dans mon parcours.

Katya Montaignac


lundi 3 avril 2017

Des yeux qui transpercent l’espace | par Marie Mougeolle

Snakeskins (2012) de Benoît Lachambre © Christine Rose DiVito
Je vois des yeux qui transpercent l’espace, et des mains qui deviennent géantes.

Une peau si poreuse qu’elle m’englobe.

Je suis au premier rang, mais quand même. Il ondule. Suspendu par le cou à l’horizontale. Je vois ce harnais en cuir, cage thoracique externe. Je vois ces longs cheveux en queue de cheval émaciée. Je vois une onde de choc, tangible, concrète. Une danse de l’espace, reprise juste après par les cordes sur lesquelles il avance. Il avance à genoux, à pieds, il fait danser les cordes.

J’ai l’impression que ce corps-là ouvre mes propres cellules. Qu’il fait de la place, qu’il creuse, que ça souffle à l’intérieur. J’ai l’impression que le moindre de ses mouvements m’embarque dans une danse que je n’ai pas choisie. Et que je ne connais pas, mais que mon corps reconnait.

Je suis embarquée, là. Je suis sur son bateau, parti à la conquête de je ne sais quel territoire. Loin en dedans, très loin en dedans. J’ai les yeux qui s’écarquillent. Ces mains. Ces yeux. La manière dont tout circule. La manière dont il me fait sentir que son corps n’est pas le mien tout en me ramenant dans mon propre corps. La manière dont il discute, dont il me parle, dont il me fait sentir que je suis là. C’est direct, ça fuse, ça saisit.

Des yeux qui transpercent l’espace.

Je me souviens m’être déplacée à la fin. J’ai monté les escaliers des gradins de l’Usine C pour rejoindre le dernier rang une fois la salle allumée. J’avais besoin de sentir le vide, le vertige, la hauteur. Et rester là à gouter cette fin qui n’en finit pas, pour ne pas qu’elle finisse. Benoît danse encore Snakeskins, dans sa marée de saluts; montante, descendante, interminable. J’ai mis quarante minutes à quitter la salle. D’autres restaient encore. Je me sentais frêle et pleine, j’avais les poumons ouverts. J’avais l’impression d’avoir passé la journée au grand vent : revigorée et épuisée à la fois.

J’avais touché quelque chose.
Marie Mougeolle 

Benoît Lachambre a reçu le Grand prix de la danse
de Montréal 2013 pour Snakeskins

Crédit photo: Marlène Desaize
Marie Mougeolle s'installe à Montréal en 2010 et poursuit une maîtrise en danse à l'UQAM sur les dynamiques de création interdisciplinaires, obtenue en 2014. En tant qu'interprète, elle collabore aux projets de Katya Montaignac, Sophie Corriveau, Les Soeurs Schmutt, Sarah Dell’Ava, Eduardo Ruiz Vergara, Andrée Martin ou encore Helen Simard. Son solo Entre autres a été présenté en France et au Vietnam. Le duo créateur qu'elle forme avec Liane Thériault crée Mine de rien au offta 2015, et se donne forme sous le nom de Mine de rien : un collectif en 2016. Elle poursuit ses activités de recherche en danse par la documentation de processus de création et l’écriture d’articles. Elle intervient notamment auprès de La 2e Porte à Gauche, dans la revue Jeu ou lors de colloques. Elle agit également en tant que professeur de ballet à l’École Supérieure de Ballet du Québec.