Suite à l'atelier proposé en dialogue avec Enora Rivière sur les multiples fonctions que sous-tend le métier de danseur, Brice Noeser nous partage ses réflexions sur la question...
DÉFINIR « TRAVAIL »
Qu’est-ce que le mot
« travail » évoque pour chacun de nous ? Est-ce que travailler signifie nécessairement être rémunéré ? Est-ce que le fait
de se réunir pour réfléchir sur un sujet représente un travail, bien qu’on ne
soit pas payé pour être présent ? Le lieu détermine-t-il le travail ? Le
travail d’un danseur n’a-t-il lieu qu’en studio ?
Ballets Jazz de Montréal | Photo : Leda & St-Jacques |
Sans y trouver la réponse idéale, j’ai récemment été inspiré par les propos du philosophe Gilles Deleuze qui soulignait que les systèmes de fonctionnement binaires qu’on retrouve dans diverses structures (les langues, les codes de conduites, l’éducation, etc....) restreignent à des lectures en deux dimensions de notre monde. Il insiste donc pour dire que le travail de l’artiste est fait pour libérer la vie et pour permettre à des êtres humains de s’affirmer dans leurs différences et de s’exprimer dans un espace plus libre.
DÉFINIR « DANSEUR »
Intéressons-nous au mot
« danseur ». J’avoue mon désir de redonner plus de place à ce mot en m’efforçant
de défaire certains clichés ou associations simplistes qui connotent ce terme.
J’aime le sens direct du mot danseur, c’est-à-dire : celui qui danse, celui qui incarne (du latin : incarnare qui signifie « dans la
chair ») le mouvement ou l’idée. Peut-être à cause des dérives de sens péjoratives,
on préfère parfois utiliser le mot « interprète », que je perçois
comme une sorte d’euphémisme.
Karina Iraola et Brice Noeser dans Ruminant Ruminant © Frédéric Chais |
Pour définir
l’expression « travail du danseur », je partage cette réflexion lue
dans un recueil paru sur le chorégraphe Xavier Le Roy. Dans cet ouvrage intitulé
Rétrospective, le danseur Aimar Pérez
Galí évoque cette idée souvent réductrice du danseur construite à partir d’un
travail très strict, défini et limité qui n’est plus tout à fait la norme
aujourd’hui. En effet, cette conception du travail implique que le danseur soit
un passeur ou transmetteur d’informations objectif, l’équivalent donc d’un
objet ; c’est-à-dire un outil qui remplit une certaine fonction. Or, aujourd’hui,
le travail du danseur peut aussi être celui d’un collaborateur qui s’implique
dans le projet ou dans l’univers d’un chorégraphe.
L’automne dernier, suite à une
discussion avec la danseuse et chorégraphe montréalaise Caroline Gravel, j’ai
retenu cette phrase qu’elle m’a citée de Benoît Lesage, praticien en
danse-thérapie : « Aucun mouvement n’est jamais gratuit ». Il n’est
pas ici question d’argent, mais plutôt d’affect. En effet, le danseur pour bien
réaliser son travail doit s’investir complètement dans l’expérience qui lui est
proposée, en utilisant toutes ses ressources personnelles. À l’instar du
travail du chorégraphe, le danseur est un créateur de sensations, de
perceptions, de matières, d’idées et de sens, un rôle de créateur parallèle ou
superposé nécessaire pour incarner la proposition du chorégraphe.
PARLER DU REGARD
Pour nourrir ce questionnement, je partage certaines réflexions échangées avec Christine Charles, à l’époque danseuse pour Jean-Pierre Perreault, aujourd’hui répétitrice, dramaturge et étudiante à la maîtrise à l’UQAM. Le sujet de son mémoire s’intéresse tout particulièrement à l’utilisation du regard dans la création en danse. Son projet de recherche consiste à établir un répertoire du regard, afin d’offrir un outil de création à la portée de tous les créateurs.
Xavier Le Roy, Retrospective, MoMA PS1, New York, 2014 Photo : Lluís Bover © Fundació Antoni Tàpies |
La danseuse Mélanie Therrien, pour sa part, nous confiait qu’elle ressent une connexion évidente entre le regard et la respiration, une connexion qu’elle utilise comme outil d’interprétation, pour trouver la vérité ou la justesse dans son travail de danseuse. Sonia Montminy partage cette idée d’initier un déplacement ou un mouvement par le regard ou au contraire de faire intervenir le regard après le geste.
REGARD SUR LA PAROLE
Brice Noeser et Katia Petrowick dans Tendre (2015) d'Estelle Clareton © Stéphane Najman |
Enfin, quid de la parole du danseur au sein d’un processus ? Qu’est-ce que le danseur devrait dire ? Qu’est-ce qu’il ne devrait pas dire ? Il est parfois difficile de trouver le bon moment pour exprimer une difficulté qu’on rencontre ou pour poser des questions. Néanmoins, il s’avère important de communiquer pour éviter de se retrouver seul dans son cheminement au sein d’un projet, en accumulant des frustrations, en cultivant de fausses perceptions, en prêtant de mauvaises intentions ou encore en basant son travail sur des idées mal fondées.
Cependant, une forme de
hiérarchie souvent présente rend la possibilité d’un dialogue délicat à
provoquer. Peut-être est-il plus judicieux d’organiser une rencontre en-dehors
du contexte de travail, afin de se parler en terrain neutre. D’autre part,
certains danseurs sont sensibles à la fragilité que peut vivre un créateur
lorsqu’il partage ou propose des idées. Toute forme de jugement de la part des
danseurs peut mettre à mal le climat de confiance essentiel à la collaboration
artistique. Il s’avère toutefois important de communiquer ses limites et ses
inconforts.
L’idée d’obsessions artistiques est
une expression souvent associée aux chorégraphes, une sorte de fil rouge, le
fondement d’une démarche artistique. Il est intéressant aussi d’interroger nos propres obsessions artistiques en tant que danseurs. Quelle partie de
notre travail nous intéresse plus précisément ? Avec quels types d’univers
chorégraphiques ou de projets se sent-on plus interpellé ? Quel
cheminement nous a amené à nous intéresser ou nous spécialiser dans telle ou
telle pratique ?
Je suggère à ce titre de trouver des
moments dans nos vies pour nous exercer, en tant que danseurs, à définir nos intérêts,
à nous questionner sur notre propre approche et celle des autres. Je pense que
c’est un « organe » à travailler, celui qui permet la réflexion
critique. L’intérêt est de se forger un discours perspicace
sur son travail, par la simple curiosité d’apprendre et d’observer. Cela
s’avère bien utile en diverses circonstances, notamment quand il faut justifier
son travail artistique (par exemple pour avoir une réponse solide à la question
« pourquoi tu danses ? »), rédiger des demandes de subvention
pour du perfectionnement, ou encore démontrer son intérêt envers un créateur.
Réflexions partagées par Brice Noeser suite à une causerie sur le
travail du danseur qui s’est déroulée le 15 janvier 2015 autour d’une table
ovale du Café Babylone (à Québec) avec les danseurs Maryse Damecour, Sonya
Montminy, Étienne Lambert, Valérie Pitre, Léa Ratycz Légaré, Geneviève
Robitaille, Ève Rousseau-Cyr, Mélanie Therrien et Ariane Voineau.
Références :
Le danseur « parle »-t-il ? Aimar Pérez Galí,
in Rétrospective de Bojana Cvejić et
Xavier Le Roy, Les
Presses du réel, 2014.
Vidéo sur youtube : Gilles Deleuze, « Qu’est-ce
que l’acte de création ? »
Quelques paroles de danseurs...
TEXTE : Brice Noeser
RELECTURE : Marie-Ève Martel
Formé à L’École de danse de Québec, plusieurs fois boursier notamment du
CALQ et du CAC, Brice Noeser œuvre depuis 2006 comme danseur et
chorégraphe. On peut le voir dans les projets in situ du chorégraphe Harold Rhéaume à Québec, puis dans son spectacle Fluide présenté en tournée à l'Agora de la danse en 2013 et en tournée au Québec. On le retrouve la même année dans La petite mort
de Maryse Damecourt à Halifax, Québec et Montréal. Au fil des années il
prête son talent aux chorégraphes Emmanuel Jouthe, Karine Ledoyen et
Catherine Tardif. Il est interprète pour Estelle Clareton depuis S'envoler
en 2010, pièce qui lui permet de voyager au Canada comme en Europe;
fidèle à l'univers d'Estelle, il collabore notamment aux créations S'amouracher, puis Étude sur l'amour. En tant que chorégraphe, il a créé Ruminant ruminant,
pièce vue à Tangente (Montréal) en 2014. Depuis 2009, il répond
également à des commandes d’œuvres chorégraphiques, que ce soit pour
des interprètes, des compagnies et des écoles. En 2015, il fait partie
de la création Paradoxe mélodie de Danièle Desnoyers, sera du prochain
spectacle du canadien Peter Quantz programmé à Montréal à l'automne
2016.
Brice Noeser © Geneviève Lesieur |
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