mardi 3 mai 2016

Le vertige d'un Tête-à-Tête | par Sophie Corriveau

Tête-à-Tête (2012) de Stéphane Gladyszewski
© Stéphane Gladyszewski
Bon. Je suis dans le noir, le visage contre le masque, consciente de mon nez écrasé dans le plastique, parce que je ne sais pas encore comment le placer, ce nez. Consciente aussi de mon souffle que je n’entends pas, et qui justement, me semble anormal.

Je cherche du regard, j’attends. Ça commence tranquillement. J’aime bien le mystère. Je sens tout de même monter une légère crainte, parce qu’il devient possible que je sursaute. J’ai le temps de me dire que je n’en ai pas envie, de sursauter. Mais je suis là, et on verra bien. Et je suis bien, là, dans l’attente.

Tu te rapproches, tu te donnes à voir. Ta présence est d’un autre temps. Je pense à un Vermeer qui s’active doucement sous mes yeux.

J’ai trouvé plus de confort dans le masque, ça va. Je me sens voyeur. C’est étrange, dangereux et doux à la fois.

Tu te rapproches encore. Ton visage est devant le mien. Je te regarde. Le son dans les écouteurs est une distance réelle entre toi et moi. Je me sens protégée et c’est bien.

Peu à peu, je sais qu’il y a encore du son, mais je n’entends plus rien. Je ne m’en souviens pas. Il y a ce jeu où j’ai accès à tes yeux. Tout est si calme. Des yeux dans les miens, directs, mais qui n’attendent rien de moi, pas encore. C’est tout, mais quelque chose se défait en moi. Je disparais à moi-même. Une part de moi n’existe plus, mais une autre part devient consciente que maintenant tu me vois, et que peut-être même tu me vois depuis le début.

Et là, tu t’échappes. Une main qui flambe, des secousses d’où jaillissent des images de douleur. Je comprends le jeu de la représentation, j’ai conscience de l’irréalité du moment, mais un vertige m’a déjà happée et je n’ai plus rien pour m’accrocher.

Tu reviens, mais moi, je suis en train de tomber. Ce n’est plus toi devant moi, mais bien moi devant toi. Mon visage se mêle au tien. Je ne veux pas voir mon visage, mais il est là, dans le tien. Tes yeux sont pleins de larmes et ce sont les miennes. MERDE!!!! À ce moment, tu es un autre en moi. Peut-être que, dans ces quelques minutes, j’ai aussi été une autre en toi? Je ne sais pas, mais cette pensée me semble essentielle.

Après, tu es cet autre qui accueille et qui partage. Tu m’as donné, c’est évident. En retour tu as pris une part de moi. Je ne sors pas indemne. Autant j’ai vu une autre en moi, autant je me sens vampirisée, mise à nu. Ça m’emmerde royalement – de m’être fait prendre à ton jeu, que tu aies tenu les rênes de ma dégringolade – et j’aime à la fois.

Mais là maintenant, j’ai un recul, les heures ont passées, la neige a neigé. L’émotion brute et viscérale laisse une place à un regard plus empreint de curiosité et d’humour. Je te salue cher Stéphane et je salue ta sensibilité, ton ingéniosité et ta brillance.
Sophie Corriveau

Sophie Corriveau © Alain Lefort
Sophie Corriveau œuvre dans le milieu de la danse contemporaine en tant qu’interprète, enseignante, répétitrice et conseillère artistique.  Après une formation à l’École supérieure de danse du Québec, elle débute sa carrière au Theater Ballet of Canada, puis se joint à Montréal-Danse de 1989 à 1993.  Ces deux compagnies l’amènent à de riches et diverses rencontres avec plusieurs chorégraphes, dont Natsu Nakajima, Paul-André Fortier, Daniel Léveillé, Françoise Sullivan et James Kudelka.  En 1993, elle se lie au travail de Danièle Desnoyers et participe à plusieurs projets du Carré des Lombes au Canada et à l’étranger.  À titre d’interprète indépendante elle travaille aussi auprès de Catherine Tardif, Manon Oligny, Bill Douglas, Tassy Teekman, Harold Rhéaume, Alain Francoeur, Sylvain Émard, Jean-Pierre Perreault, Louise Bédard et La 2e Porte à Gauche. En 2011, Sophie se lance dans l’aventure chorégraphique, avec Jusqu’au silence, un solo produit par Danse-Cité à l’Agora de la danse, en collaboration avec son frère, Thomas Corriveau, artiste visuel. Sophie enseigne présentement à L’école de danse contemporaine de Montréal, et est répétitrice pour Daniel Léveillé danse et Le carré des Lombes. Elle est la première à bénéficier d'une résidence d'interprète offerte par l'Agora de la danse.

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