Le
29 mai 1912, Nijinski présente sa première œuvre chorégraphique au Théâtre des
Champs-Élysées à Paris. Un an avant Le
Sacre du printemps, la pièce divise d’un côté les partisans du Figaro sous la houlette de Gaston
Calmette qui crie au scandale et, de l’autre, des artistes comme Auguste Rodin
dans Le Matin ou Jean Cocteau, qui
décèlent dans cette œuvre les prémices d’une modernité radicale. L’après-midi d’un faune est ainsi entré
dans la légende, bien qu'il ne nous reste que très peu d’informations sur cette
chorégraphie.
Outre
le rôle du faune qui n’a pas fini d’inspirer, six petites nymphes, couramment
baptisées les « nymphettes », accompagnent la grande nymphe. Enora
Rivière incarnait la nymphe numéro cinq lors de la reconstitution du Prélude à l’après-midi d’un faune de
Nijinski par le Quatuor Knust dans « ...d’un
faune (éclats)», présenté en février 2000 au Centre Georges Pompidou à
Paris.
L' Après-midi d'un Faune (1912) - Baron Adolf de Meyer |
Autour
de la question de la reconstitution, le Quatuor Knust a mené dans cette pièce
une réflexion sur le thème de la mémoire. Ce travail s’est effectué à partir
des traces et des témoignages recueillis, non seulement autour du ballet mythique
de Nijinski, mais aussi à travers les propres souvenirs des interprètes, autour
de l’histoire de la danse, de la mémoire collective, de la mémoire individuelle
d’un danseur et de la mémoire des corps.
Quel est le premier souvenir qui te vient à
l’esprit à propos de cette pièce ?
L’Après-midi d’un Faune (1912) Baron Adolph de Meyer |
Une
improvisation de Jennifer Lacey à laquelle j’ai assisté, sur le thème de la
nymphe, et qui s’est appelé, à la suite de cette séquence, « Le presque
rien de la nymphe ». Un jour, Jennifer précisa que la nymphe représentait pour
elle quelque chose d’immatériel. Elle trouvait cela assez post-féministe de
donner un corps à la nymphe. Elle n’adhérait pas du tout à ce genre de théorie.
Pour elle, c’était presque rien. A
partir de là, les membres du Quatuor Knust lui ont demandé ce qu’était, pour
elle, ce « presque rien ». Cette improvisation – qui n’est d’ailleurs
pas sur scène – fut extraordinaire et me bouleversa.
Nous
étions en plein mois de décembre, il était environ 17h, dans un studio assez
clair et il faisait quasiment nuit. Nous devions être cinq car tous les
interprètes ne répétaient pas encore ensemble. Jennifer a commencé une
improvisation très lente en portant l’attention sur le soin du corps. Elle
avait pris une gorgée d’eau juste avant de commencer, et, petit à petit, elle a
laissé l’eau dégouliner le long de son épaule et couler le long de son corps
pour arriver au sol. Elle a récupéré l’eau et l’a re-déposée sur son corps.
Elle a travaillé sur la proprioception, sur le contact de l’eau et de la peau,
de manière très intime. Je me demande si elle n’avait pas les yeux fermés. Elle
a très peu bougé, c’était presque uniquement sur place. C’était une vraie
nymphe... « La nymphe au bain ». Elle était très belle, à la fois
transparente, comme quelque chose que tu pourrais traverser, et à la fois un
poids léger, allégé. C’était très émouvant à voir tout en allant très loin dans
la réflexion autour de la nymphe, surtout dans la façon de faire de la
proposition verbale, une proposition de corps.
Vaslav Nijinsky et Bronislava Nijinska L'après-midi d’un Faune (1912) Baron Adolph de Meyer |
Il est difficile de se détacher de la partition, et
chorégraphique et musicale. A un moment donné, j’ai un regard qui croise le faune
et à ce moment-là, il est extrêmement concentré sur ses pas alors que je pars
en coulisses en sautillant. Là, l’histoire prend vraiment corps parce qu’il y a
un rapport évident avec un autre membre de la pièce. C’est d’ailleurs à travers
les relations avec le regard que notre présence est importante pour le faune.
En général, lorsqu’il tourne brusquement sa tête dans la direction inverse de
celle de son corps, c’est par rapport à notre présence, comme s’il réagissait
au moindre de nos déplacements. Ainsi, lorsque les interprètes dansent la
version partitionnelle sans les petites nymphes, ils n’ont pas le support
physique sur lequel ils projettent habituellement leur regard même si sur la
partition, les indications de regard sont quasi inexistantes et relèvent donc
de déductions.
Durant le stage proposé par le Quatuor Knust en
amont de la création, te souviens-tu d’une de tes improvisations ?
L’Après-midi d’un Faune (1912) Baron Adolph de Meyer |
Il
s’agit d’une consigne réutilisée après pour le projet : quel souvenir
pouvions-nous avoir du faune ? Quelles traces nous restait-il de cette
danse, même si on ne l’avait jamais vue, ou seulement en vidéo, ou encore à
partir de photos, d’articles critiques et de textes, par rapport à la musique
ou par rapport à Mallarmé ? Les seuls supports visuels qu’on ait du Prélude à l’après-midi d’un faune sont
la série de photos réalisée en studio par le baron de Meyer
(mais ne représentant pas des postures
indiquées sur la partition). En général, le
quatuor choisissait deux photos et le but était de réfléchir au passage d’une
photo à une autre, trouver un passage entre la posture du début et celle de la
fin. Cela devait durer entre une minute et une minute trente et pouvait se
concentrer sur des postures. On nous a proposé une photo en gros plan d’une
partie de la perruque de la nymphe et la même posture de profil de la même
nymphe, mais en pied. Le Quatuor insistait beaucoup sur le fait de ne pas
forcément proposer des improvisations en mouvement. Tout était ouvert. La
consigne impliquait aussi la contre-consigne, c'est-à-dire que nous pouvions
vraiment nous amuser là-dessus. Et pour eux, il était également important de ne
pas s’attacher uniquement à la signalétique que peut proposer une photo. Le
plus flagrant n’était pas ce qui les intéressait.
Par
rapport à ces deux photos où l’on voyait essentiellement la perruque et le
dessin de la natte, je me souviens avoir simplement natté mes cheveux, tout
doucement, assise de profil. Je voulais juste pointer sur la photo un détail
qui, a priori, n’est pas très important, c'est-à-dire la natte de la nymphe. Ne
pas se focaliser sur la forme de la position, mais sur le grain, un détail, une
matière. De plus, la nymphe renvoie aussi à un soin du corps.
Entrevue avec Enora Rivière, réalisée par Katya Montaignac le 30 avril 2001.
« …d’un faune »
(éclats)
Déchiffrage et transmission de la partition : Quatuor Albrecht Knust (Dominique Brun, Anne Collod, Simon
Hecquet, Christophe Wavelet)
Danseurs :
Boris Charmatz, Emmanuelle Huynh, Jennifer Lacey, Jean-Christophe Paré, Loïc
Touzé, Enora Rivière, Tamara Milla-Vigo, Anne Boulanger et trois danseuses du conservatoire de Caen
Musique : Claude Debussy, Prélude à l’après-midi d’un faune
(transcription pour piano seul et diffusion sonore de différentes
interprétations du morceau)
Costumes : Sylvie Skinazi, d’après les maquettes de Léon
Bakst
Création lumière : Yves Godin
Création les 27 et 28 janvier
2000 au Théâtre de Caen
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